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Le piano-bar du ferry Ajaccio-Toulon

Dès 19 heures le mercredi, les premiers passagers du ferry qui relie Ajaccio à Toulon prennent un verre au bar du pont sept. Ils s’installent autour du piano à demi-queue posé face au comptoir. Petit à petit, les conversations couvrent les notes suaves de la jeune pianiste. Le départ est prévu à 20 heures pour une arrivée en France à 7 heures 30 le lendemain matin. La musique en direct accompagnera les voyageurs pendant les quatre premières heures.

Avec des rires réprimés, un groupe de trois Marseillais s’assied à la table la plus proche de la pianiste. Ils jouent les fins mélomanes en l’observant avec insistance et tentent d’attirer son attention par des paroles aguicheuses. Sans se laisser déconcentrer, la jeune femme répond vaguement et enchaîne les rythmes cubains tranquilles, les standards de jazz, les classiques retravaillés. Les pointes de ses talons frôlent les pédales en-dessous et ses yeux se lèvent sans cesse au-dessus des partitions pour chercher des regards attentifs. Ils se tournent souvent vers les serveurs en jaquette jaune avec qui elle échange des œillades complices. Ils s’envoient des messages par des signes brefs et des grimaces évocatrices.

Le public est nombreux mais occupé à autre chose. Les accords qui terminent les morceaux virtuoses passent inaperçus dans le brouhaha des conversations. Les rares applaudissements viennent des admirateurs. Un jeune homme corse long et fin offre discrètement un verre à la pianiste au chemisier de soie et aux cheveux ramassés en torsades délicates derrière la tête.

Elle sourit face à la salle remplie mais souffle, dissimulée derrière son instrument, quand le vrombissement du moteur du bateau fait trembler tous les meubles ou quand un éclat de rire brise la lascivité du thème des « Feuilles Mortes ». « Non vi preocupare, sono ancora qui per quattre ore », essaye-t-elle d’expliquer aux Marseillais qui ne comprennent pas un mot d’italien.

Le garçon au visage fermé, la jeune femme aux épaules carrées avec son chignon tiré de cheveux blonds, le jeune Sarde basané passent et repassent devant elle avec leurs plateaux lourds de toutes sortes d’apéritifs. Ils débarrassent les tables rondes vissées sur la moquette bleue qui étouffe tous les sons. La pièce sent le Ricard et le vin rosé. Entre deux ballades, le tintement des verres et des bouteilles qui s’entrechoquent reprend le dessus.

« Tu vas où ? », aboie une dame ronde à son mari qui se lève. Comme beaucoup d’autres passagers, il se rend à l’extérieur pour assister au départ. Les couples âgés, les familles, ceux qui connaissent tout le monde et qui se retrouvent, circulent devant le piano noir et brillant. Les parents lancent des « tu te calmes ! » à leurs enfants trop agités. Dans un coin du bar qui se vide, la « Lettre à Elise » résonne encore pour ceux qui restent.

Elina Baseilhac

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